T NÉANMOINS, malgré la « leçon » de la Bosnie, le président Milosevic, réélu
démocratiquement, peut continuer son uvre de purification ethnique
au Kosovo. Comment le peuple serbe en est-il arrivé à soutenir
les campagnes de purification ethnique ? Pourquoi les intellectuels
serbes soutiennent-ils Milosevic ?
La stratégie de Milosevic
« À lhôpital militaire de Belgrade, il y avait un groupe de psychiatres,
spécialisés dans la psychologie de la guerre, qui élaborèrent
cette méthode de viol systématique et qui lutilisèrent ensuite
dans la guerre contre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. »
Dr Mladen Loncar, psychiatre |
« En 1980, en ex-Yougoslavie, commencèrent les histoires de viols
comme instruments de guerre. Les autorités serbes les lancèrent
pour atteindre certains buts politiques abolition de lautonomie
du Kosovo et établissement dune loi discriminatoire. Ils lancèrent
linformation que des hommes albanais violaient des femmes serbes
au Kosovo. Cependant, ce fait ne fut jamais prouvé, ni aucune
documentation médicale fournie. En fait, cétait une étude pilote
sur lutilisation du viol pour atteindre des buts politiques et
militaires. Ils virent que cette méthode était efficace sur les
masses. Elle provoquait des effets psychologiques, les gens commençaient
à se regrouper autour des autorités locales et ils demandaient
des mesures plus répressives à légard des Albanais. À lhôpital
militaire de Belgrade, il y avait un groupe de psychiatres, spécialisés
dans la psychologie de la guerre, qui élaborèrent cette méthode
de viol systématique et qui lutilisèrent ensuite dans la guerre
contre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. Alors, la déclaration
de lévêque serbe Nicolai selon laquelle 30 000 femmes musulmanes
avaient été violées en Bosnie pouvait être utilisée dans la guerre
psychologique. Cette déclaration servait à effrayer le reste de
la population de Bosnie. Le but dune telle déclaration est de
forcer les gens à quitter leur pays. » Dr Mladen Loncar, psychiatre originaire de Novi Sad (Serbie), Medical
Center for Human Rights, Zagreb.
Milosevic ne fit ensuite que répondre aux doléances de la minorité
serbe de la province Sud du Kosovo. En 1989, se proclamant libérateur des Serbes, il retira au Kosovo lautonomie dont celui-ci avait
bénéficié depuis 1974.
Puis la stratégie de création de la Grande Serbie ethniquement
pure fut mise en application en Croatie en 1990.
Les débuts de la « Grande Serbie »
« Je me sens responsable car jai préparé cette guerre même
si ce nétait pas sur le plan militaire. Si je navais pas créé
un choc émotionnel chez le peuple serbe, il ne se serait probablement
rien passé.
« Avec mon parti, jai allumé les feux du nationalisme serbe,
non seulement en Croatie mais aussi en Bosnie Herzegovine. Il
est impossible dimaginer un SDS (Parti Démocratique Serbe) en
Bosnie Herzégovine ou un Karadzic au pouvoir sans notre influence.
« Nous avons dirigé ce peuple et lui avons donné une identité.
Jai répété encore et encore à ces gens quils venaient du ciel,
pas de la terre. »
Cétait en janvier 1992 à la télévision Yutel à Belgrade. Ces
quelques mots et la personnalité de celui qui les prononça en
disent long sur le conflit des Balkans.
En effet, Jovan Raskovic, psychiatre serbe, fut également le fondateur
du Parti Démocratique Serbe (SDS) de Croatie. Dans leur majorité,
les débats politiques, sociaux et militaires à la télévision serbe
dans les années 1980 à 1990 concernant le problème des minorités
serbes de Croatie, Bosnie et Kosovo avaient pour invité dhonneur
le psychiatre Jovan Raskovic, spécialiste de ces questions.
Ainsi, Jovan Raskovic, originairement psychiatre à Sibenik en
Croatie, commença-t-il à exalter la minorité serbe de Croatie
en racontant avec détails, lors de nombreux meetings, les horreurs
commises contre les Serbes orthodoxes pendant la seconde guerre
mondiale par les Ustashis, fascistes croates installés au pouvoir
par les nazis. Il insistait sur les camps de concentration construits
par les Ustashi et linstinct de génocide qui était censé animer le peuple croate. Il ne pouvait ignorer,
en tant que psychiatre spécialiste de la paranoïa, les effets
créés quand il narrait les massacres denfants serbes, ou quand
il décrivait les femmes éventrées quelques cinquante années plus
tôt, en leur donnant couleur dactualité.
En effet, sa bibliographie montre quà partir des années 80, il
avait commencé à écrire des ouvrages sur la psychiatrie de groupe.
Ainsi, sa biographie, présentée à lAcadémie serbe des sciences,
énumère de nombreux ouvrages consacrés à létude de la paranoïa,
et plus précisément des mécanismes déclenchants de la paranoïa,
de la jalousie, de lagressivité des foules concentrée sur un
bouc émissaire, etc. Et comme il lécrit dans son livre, Le pays fou, quand trois ethnies cohabitent, « à cause de létat paranoïaque qui inonde ces relations, le sentiment
de haine se manifeste comme le facteur normal et humain, le facteur
de défense ».
De la peur à lauto-défense
Comme il la lui-même dit, pour enraciner la haine, il était nécessaire
de provoquer une paranoïa entre les ethnies. Cest-à-dire quil
fallait créer des incidents qui auraient pour conséquence que
les Serbes se croient menacés par les Croates, puis par les Musulmans
bosniaques, ou encore les Albanais.
Outre les rumeurs de viols au Kosovo dans les années 80, plusieurs
incidents furent montés en Croatie en 1989-1990. Les civils serbes de la Krajina (krajina : terme serbo-croate signifiant les confins ; ce terme est utilisé pour désigner les territoires situés aux
confins de la Croatie, en bordure de la Bosnie et de la Serbie
et peuplés majoritairement de serbes) furent armés pour se défendre
par le gouvernement de Belgrade via les leaders du SDS. Les premiers
barrages furent établis sur les routes par les Serbes qui voulaient
interdire laccès de leur zone aux non-Serbes. Des policiers furent
envoyés par le gouvernement croate pour mettre de lordre et furent
tués. La guerre avait commencé en Croatie.
Les troubles sétendent à la Bosnie
Raskovic commença alors sa campagne de Bosnie avec Radovan Karadzic,
qui était son élève en psychologie des groupes à Zagreb en 88-89,
et son élève politique. Il déclarait en 1991 dans les médias quil
puisait ses sources idéologiques principalement chez Jovan Raskovic.
Radovan Karadzic était également spécialisé dans la psychologie
des groupes et dans la paranoïa, comme le montre le résumé des
travaux quil présenta au cinquième Congrès des psychothérapeutes
de Yougoslavie, à Sarajevo, du 25 au 29 octobre 1987. Ces travaux,
effectués avec sa femme Liljan Zelen-Karadzic, également psychiatre
à lhôpital de Sarajevo, ont été publiés par le Centre Tavistock
à Londres, où ils peuvent être consultés à la bibliothèque.
Ces travaux consistaient en une étude faite sur différents groupes
de patients à qui Karadzic avait préalablement distribué le texte
dun poème populaire. Ce poème narrait lhistoire dune famille
au sein de laquelle plusieurs personnes coupaient en morceaux
les autres membres de la famille. Létude consistait à observer
les réactions des patients à la lecture de ce texte et en particulier
la peur intense quil créait sur les sujets.
Radovan Karadzic était également spécialisé dans la psychologie
des groupes et dans la paranoïa, comme le montrent ses travaux. |
En 1991, Raskovic porta Radovan Karadzic à la tête du SDS de Bosnie.
Ce fut la période des meetings en Bosnie où Karadzic, accompagné
de Raskovic, alarmait les communautés serbes quant à la menace
qui pesait sur eux et la conspiration de génocide soi-disant fomentée contre eux par les musulmans bosniaques.
Les serbes étaient présentés comme les nouveaux juifs de cette
fin de siècle. Simultanément, des meetings sensibilisant les serbes
au génocide dont ils étaient victimes avaient lieu un peu partout
dans la Krajina en Croatie, mais aussi en Serbie et au Monténégro.
Les hostilités sporadiques augmentaient à travers la Yougoslavie
et, en 1992, deux mois après la déclaration de Raskovic sur Yutel
Television revendiquant la responsabilité de la « préparation de la guerre » et de « la tension émotionnelle du peuple serbe », la guerre éclatait en Bosnie-Herzégovine. Quelques mois plus tard,
Raskovic décédait dune crise cardiaque à Belgrade. Raskovic mort,
dautres leaders politiques continuaient en Bosnie et en Croatie,
en relation avec le gouvernement de Belgrade.
À lautomne 1991, Karadzic déclarait à lAssemblée Nationale de
Bosnie-Herzégovine : « Les musulmans doivent faire attention à ce quils font. Ils
pourraient très bien être amenés à disparaître ». Sous la direction de Karadzic, des camps de concentration furent
établis et des viols commis systématiquement pour faire fuir les
populations non-serbes.
Mais qui introduisit les critères ethniques ?
Karadzic, psychiatre de Sarajevo, avait lhabitude de fréquenter,
comme Raskovic, les dîners des intellectuels et politiciens serbes
à Belgrade, pendant lesquels se préparaient la Grande Serbie.
Comme lui, il appartenait à lAssociation des Écrivains Serbes,
sis Francuska 7, à Belgrade, association qui fut le pourvoyeur
de lidée dune Serbie ethniquement pure dans lintelligentsia
serbe. Cest par le biais de cette association que des gens comme
Raskovic, Karadzic, Strikovic, tous psychiatres, écrivains et
pseudo-poètes, propagèrent leurs théories sur les différentes
ethnies.
Ainsi, comme le notait la présidente de lassociation Les Femmes en Noir contre la Guerre de Belgrade, au sujet de la propagande nationaliste :
« Le développement de cette propagande peut être divisé en deux
phases, bien quelles soient continuellement entremêlées. La première
phase commença dès le milieu des années 80. Elle consistait en
la préparation de projets ayant pour but de « supprimer la Peste Blanche ». La seconde phase consistait en propagande pour la procréation
pour des raisons patriotiques, cest-à-dire, pour la sécurité
nationale.
Au commencement de la « première phase », les démographes suivirent
des principes territoriaux, affirmant que dans le centre et lEst
de la Serbie, ainsi quen Voïvodine, le taux de natalité chutait
à une allure alarmante, alors quau Kosovo au contraire il grimpait
brutalement. À ce moment-là, les démographes navaient pas encore
introduit le critère ethnique. Le déséquilibre dans le développement
démographique était expliqué plutôt par des facteurs économiques
ou des changements dans le système de valeurs. Des mesures administratives
étaient principalement proposées comme solution.
Le discours démographique en relation avec lexpansion de lidéologie
nationaliste acquit bientôt un caractère raciste et répressif.
À partir de janvier 1990 jusquà aujourdhui, tous les projets
de lois se référèrent au principe ethnique » (...)
Les documents officiels commencèrent à se multiplier par exemple,
la résolution sur le Renouvellement de la Population parmi laquelle
le document Mise en Garde doit être souligné ici pour son caractère raciste et néo-Malthusien.
Neuf institutions nationales significatives ont écrit ce document. Le parti au pouvoir, le Parti Socialiste
Serbe, a adopté la Mise en Garde à son congrès comme lun des trois documents officiels. La Mise en Garde dénonce ouvertement la menace que les ethnies minoritaires constituent pour la majorité, cest-à-dire
que puisque « les Albanais, les Musulmans et les Gitans, avec leur taux élevé
de natalité, dévient dune reproduction rationnelle et humaine,
(ils) constituent une menace pour les autres ethnies. »
En 1991, fut créé le Fonds pour la Protection des Mères et des Descendants du Peuple
Serbe, dont le président est Vojin Sulovic, Président de lOrdre des
Médecins de Serbie.
Voici un extrait de la lettre adressée par le Fonds au Parti des Femmes à Belgrade :
« Le but essentiel du Fonds est de donner une importance à la politique de population afin
que ce problème obtienne une importance juridico-stratégique.
Il ny a aucun peuple dans le monde qui ne tienne plus ou moins
compte de son potentiel biologique et les erreurs de ce genre
de politique se payent très cher. Le peuple serbe souffre déjà
de telles erreurs, commises dans les dernières cinquante années (...)
En créant le Fonds, les choses vont changer. Sur la base des contacts établis jusquà
maintenant, lIntelligensia et les partis politiques sont daccord
sur ces points. LÉglise Orthodoxe et les entreprises aussi (...)
Le Fonds demande que les questions de population soient incluses
dans toutes les institutions de lÉtat, y compris lAcadémie des
Sciences, lÉglise, les partis politiques, les institutions de
santé, etc. Il demande que le Fonds soit incrusté dans toute la
société. »
Accompagnant cette lettre, figurait une description des buts et
activités du Fonds dont voici quelques exemples :
- « actions éducatives pour populariser les positions du Fonds et
pour que toute la société et les individus sengagent à long terme,
et lutter contre la Peste Blanche,
- organiser des actions de propagande,
- analyser les programmes déducation et les adapter en mettant
ces conceptions en avant,
- analyser les programmes de télévision et les adapter en mettant
ces conceptions en avant,
- analyser les programmes des maisons dédition et les adapter en
mettant ces conceptions en avant,
- augmenter les prestations sociales pour les mères de famille serbes. »
Des théories psychanalytiques insidieuses
En 1990, année où apparurent ces critères ethniques, Raskovic
contribuait au réveil du peuple serbe, comme il le disait lui-même, avec la sortie
de son livre, Le pays fou (Luda Zemlja), un manifeste sur ses théories sur les différentes ethnies de Yougoslavie
qui justifiait la création dune Grande Serbie par la nature divine des serbes qui dominent naturellement les
minorités croates et musulmanes.
Selon Raskovic, les croates souffrent dune phobie de la castration et sont donc effrayés par toute chose. Ils ne peuvent en conséquence
ni saffirmer ni exercer dautorité ou de leadership.
Quant aux musulmans, ils souffrent dune fixation sur une sexualité anale et ont une compulsion à acquérir biens et argent.
Les serbes, dont il faisait partie, souffrent dun complexe ddipe qui les poussent à se lever et à tuer le père. Cest pourquoi, expliquait-il, les serbes sont un peuple guerrier,
vaillant et orgueilleux, et le seul groupe ayant suffisamment
le sens de lautorité pour pouvoir lexercer sur les autres populations
yougoslaves.
Le livre de Raskovic fut diffusé dans toute lancienne Yougoslavie
à travers les journaux et la télévision, dans une campagne médiatique
où il était présenté comme le plus grand scientifique et psychiatre
de son époque.
Mais ces théories ne disparurent pas avec Raskovic. Un article
du Figaro en date du 13 avril 1999 rapporte :
« LHistoire des Serbes restant très présente dans les esprits,
les médias yougoslaves retracent à lenvi la comparaison entre
le grand bombardement nazi de Belgrade du 6 avril 1941 et les
actuelles frappes de lOTAN. Un spot de la RTS présente les leaders
politiques américains et britanniques sur fond de croix gammée. »
Outre lhistoire, la psychanalyse est également mise à contribution.
Le journal Vecernje Novosti publiait hier une thèse fort inédite. Slobodan Jakulic, directeur
de lInstitut psychiatrique Laza Lazarevic, y expliquait que le
monde était gouverné par des politiciens exterminateurs dont « les plans de création dun nouvel ordre mondial sont profondément
influencés par de forts complexes et frustrations sexuelles ». Dans cette fresque de portraits, on apprenait notamment que Tony
Blair était un homosexuel, tombé amoureux de Bill Clinton. Le
secrétaire dÉtat américain, Madeleine Albright avait souffert
dun profond traumatisme durant son enfance passée en Yougoslavie
où son père était ambassadeur de Tchécoslovaquie avant la Seconde
Guerre mondiale. « En raison de sa laideur comparée aux petites filles serbes,
les garçons serbes lévitaient systématiquement, ce qui causa
en elle une haine définitive pour le peuple serbe », explique le docteur Jakulic.
De toute évidence, les psychiatres de Belgrade continuent la psychanalyse
du Pays fou, pour le compte de Milosevic. Mais qui a inspiré qui ? Le président
Milosevic, aujourdhui inculpé par le Tribunal International de
crimes contre lhumanité en tant que chef de larmée serbe pour
les exactions commises au Kosovo ? Le président Milosevic, entouré
de psychiatres, dans un pays anciennement communiste où les psychiatres
jouent un rôle politique, où le parti marxiste JUL de la femme
de Milosevic, Mirjana Markovic, nomme tous les directeurs des
institutions médicales et psychiatriques de Serbie ? Le président
Milosevic, lui-même patient de la psychiatrie, traité pour dépression
il y a quelques années ? Ou bien plutôt les psychiatres ont-ils,
comme le psychiatre Ernst Rudin qui élabora et proposa à Hitler
les lois sur la stérilisation des inaptes, introduit des critères ethniques qui ont été repris par Milosevic
et injectés dans ses plans politiques de reprise en main de la Yougoslavie ?
Voici ce quécrivit Jovan Raskovic en 1990 à son sujet dans son
livre Le pays fou :
« Milosevic a été le levier du processus dans ce pays. Il na
pas été le promoteur des événements, il na été que le levier,
mais les mobiles en étaient cachés plus profondément. Ces mobiles
sont concentrés dans un seul noyau dans le danger encouru par
le peuple, dans ce noyau accumulé mais non explosé. Ce noyau a
perdu sa couverture, rien dautre. Cette couverture a fondu.
« Les frottements internes ont disparu, le sentiment de culpabilité
du peuple serbe a disparu et un nouveau courant commence. Le courant
inverse. Maintenant, on voit apparaître la relation dadoration.
Les porteurs de ce changement psychique du peuple serbe sont identifiés
au personnage de la mère cest la cause de ladoration de Milosevic
par le peuple serbe. Le peuple serbe prend donc Milosevic pour
le personnage de la mère. Cest un jeu psychanalytique très profond.
Cest un parcours habituel, si Milosevic nétait pas un tel personnage,
quelquun dautre pourrait lêtre. »
Ainsi, Raskovic dira, au cours dune émission télévisée, que « Milosevic est le résultat du travail de ceux qui ont fait reprendre
conscience au peuple serbe ».