es mots sont faibles. Ils sont les premiers à qui lon puisse
faire violence. Dans le débat actuel sur la protection de la liberté
religieuse, la tentation est grande de déraciner le vocabulaire
des réalités qui le nourrissent, et de le jeter comme du bois
sec dans un brasier passionnel.
Lune des premières déclarations dAlain Vivien en tant que Président
de la MILS, Mission Interministérielle de Lutte contre les Sectes,
fut la suivante :
« Le premier amendement de la Constitution américaine, de 1791,
interdit au législateur de légiférer en matière de prosélytisme
alors quun législateur est là pour cela ! (
) Ils auraient
pu revoir ce premier amendement (
) »1. Extraordinaire, nest-ce pas ?
Pour arriver à sattaquer au premier amendement de la Constitution
américaine tout en prétendant assurer la protection des citoyens
et leur liberté religieuse, il fallait partir de loin. Trois manipulations
ont permis ce tour de passe-passe :
dabord la manipulation linguistique de base : les religions
récentes sont des sectes. Voilà comment passer avec un seul mot
du factuel à lirrationnel ;
ensuite, une manipulation linguistique par découpage artificiel.
Isoler et cibler le prosélytisme, cest suggérer que la liberté
religieuse peut être séparée du droit de sexprimer ou de se faire
connaître. « Transmettre la bonne nouvelle » fut un principe fort du Christianisme, et il ny a pas de meilleure
définition du prosélytisme ;
enfin, la présentation discrète, comme si cétait une évidence
ne nécessitant pas de commentaire, du mensonge central : le législateur
est là pour cela ! Le premier amendement de la Constitution américaine,
de 1791, tout comme la Déclaration des droits de lhomme et du
Citoyen de 1789, se sont précisément donnés pour objet de sortir
la religion du domaine dintervention du pouvoir politique. Le
problème, pour Alain Vivien, cest que le premier amendement est
plus explicite que la Déclaration des droits de lhomme : tous
deux sont clairs dans lesprit, mais seul le premier amendement
est assez précis dans la lettre pour rendre flagrante, dans le
contexte moderne, la démarche dAlain Vivien. Doù lattaque contre
le texte fondateur américain.
Réintroduire lintervention du législatif (donc du politique)
dans le domaine de la religion, contre les leçons de lhistoire
et contre les valeurs de la démocratie : une telle tentative na
pas la moindre chance dêtre acceptée, sauf si elle sinscrit
dans une stratégie de manipulation verbale. Le procédé nest pas
nouveau, il a déjà fait ses preuves chaque fois quil sagissait
dattenter à la liberté tout en gardant la face. Les exemples
historiques en sont nombreux.
Dans le cas présent, nombre dobservateurs ont commencé à alerter
lopinion publique. Ainsi Mgr Vernette, responsable du secrétariat
pour les sectes et les nouveaux mouvements religieux au titre
de la Conférence des évêques de France, a-t-il déclaré au quotidien
La Croix2 : « Dans la mouvance dun anticléralisme résurgent en France, on
utilise le problème sectaire comme fusée porteuse dune mise en
cause des religions ».
On ne peut être plus clair.
Voulez-vous regarder de lautre côté du paravent, derrière la
manipulation des mots et les trop nombreuses déclarations de bonnes
intentions ? Je vous propose un simple énoncé de faits dont le
rapprochement est troublant.
La Commission parlementaire de 1996 (Président, Alain Gest ;
Rapporteur, Jacques Guyard ; parmi les membres, Jean-Pierre Brard)
a établi une liste de 172 religions et mouvements politiquement
incorrects. On connaît les bavures les plus spectaculaires de
cette fameuse liste. Nous ne reviendrons pas ici sur ce morceau
danthologie qui a soulevé des protestations dans le monde entier,
et de la part de plusieurs religions traditionnelles. Mais le
décor politique est planté.
La Commission recommande la création dun Observatoire. Parmi
les membres, Alain Gest, Jean-Pierre Brard et Jacques Guyard.
Remarquable continuité. LObservatoire est constitué des meilleures
autorités, puisque par souci dobjectivité aucun expert en matière
religieuse, aucun représentant daucune religion, nen a été invité
comme membre (autrement dit, seul celui qui na pas lu un livre
a le droit den parler, lavoir lu lui vaudrait disqualification
pour subjectivité
qui a dit que les mots ne pouvaient pas être
manipulés ?).
Coïncidence : cet observatoire propose que des pouvoirs étendus
soient accordés à des groupes privés anti-sectes, alors quAlain
Vivien préside lun de ces groupes.
Étape suivante, la création de la MILS. Alain Vivien en est
le Président. Alain Gest, Jacques Guyard et Jean-Pierre Brard
en sont membres. Continuité, répétition ou coïncidence ?
Dernière étape (pour linstant), création dune Commission parlementaire
sur le financement des mouvements religieux. Coïncidence encore ?
Jean-Pierre Brard en est rapporteur et Jacques Guyard président.
Coïncidence surtout, à moins que ce ne soit de lhumour démocratique :
Jean-Pierre Brard et Jacques Guyard sont dabord mis en examen,
puis sont renvoyés tous deux devant le tribunal correctionnel
pour délits financiers !
Voilà donc une petite poignée dhommes politiques, spécialistes
auto-déclarés en mauvaises religions, qui nont jamais fait montre de la moindre ouverture
religieuse et qui brandissent ainsi fièrement leur objectivité,
qui excluent par avance de leur cercle tous les spécialistes légitimes
en matière religieuse
dans tous les rouages dune machine de
guerre pénétrant avec bruit et fureur sur le terrain religieux.
Les armes sont les mots, les mots manipulés pour atteindre lopinion
publique et lui faire paraître acceptable une atteinte dangereuse
aux fondements de la démocratie.
Quand le brouillard activement produit se dissipera, on verra
quil ny a jamais eu quun seul enjeu, celui de la liberté religieuse,
et que tout lobjectif de cette manipulation était de nous faire
croire quil sagissait dautre chose.
1 Réforme, 19-25 novembre 1998.
2 La Croix, 8 octobre 1998.