ÉDITORIAL :
RAISON ET DÉRAISON
«e ne suis pas responsable », tel fut laxe de défense de presque tous les accusés du procès
de Nuremberg. Bien longtemps après, le procès Papon réveille de
tristes souvenirs, ouvre à nouveau bien des plaies, et pose une
fois de plus la question des responsabilités individuelles dans
ce moment sombre de lhistoire européenne.
Il ne mappartient pas de juger le comportement de telle ou telle
personne dans des circonstances aussi extraordinaires. Mais je
minterroge. Cétait en plein XXe siècle. En Allemagne comme en France, le degré de culture était
très élevé. Les hommes et les femmes, dans leur très grande majorité,
nétaient ni fous ni monstrueux. La propagande de lépoque nous
fait frémir aujourdhui, mais sur le moment elle était considérée
comme de linformation.
Une fois enclenchée la mécanique de lhorreur, il fut extrêmement
difficile de larrêter. Mais si lon veut être certain de ne pas
recommencer à glisser sur une piste dangereuse pour la civilisation,
nest-ce pas avant le drame, sur les signes avant-coureurs, quil
faut porter lattention ?
Avant, cest-à-dire dans les années trente, il y avait la violence
des mots. Lantisémitisme fut dans les livres, dans les journaux,
dans les congrès, bien avant de se concrétiser dans les faits.
Les campagnes, les amalgames, et pour tout dire la haine alimentée
par largument du danger, donc distillant la peur, avaient sapé
le ciment de la société et ainsi ouvert la voie à toutes les barbaries.
LAmérique des années cinquante, avec le Mc Carthysme, succomba
à la même tentation. Là, cétait le communisme qui était lennemi
aussi diffus que redouté. Listes noires, rumeurs, délations, soupçons
de sympathie ont ruiné de nombreuses vies, écrivant une page très
sombre de lhistoire de la démocratie américaine.
Alors je minterroge. La propagande sur le danger des sectes nest-elle
pas trop ressemblante ? Prenez les livres dhistoire : les mêmes
arguments, selon les mêmes schémas, ont déjà été employés pour
les juifs dans lEurope des années trente et quarante, et pour
le communisme dans lAmérique des années cinquante : la menace
contre les fondements de la société, le caractère nuisible et
dangereux par définition, linfiltration, la manipulation, les
ressources financières immenses et cachées, le fléau contre lequel
les citoyens doivent être protégés...
De façon identique, la propagande actuelle sur les sectes commet
la plus grande faute qui soit contre la raison : elle ne définit
pas ce quelle attaque, ou plus exactement elle attaque quelque
chose qui ne peut pas avoir de contour précis, afin de laisser
entrer à grands flots lirrationnel et le passionnel.
Mais cette propagande est déjà bien avancée : de nos jours, en
France, prononcer le mot secte est déjà un pogrom verbal. La mésaventure
toute récente dun chef dorchestre, à Saintes, en est un exemple
typique et alarmant, parmi de nombreux autres, parfois plus graves
encore, mais qui nont pas défrayé la chronique.
Alors je minterroge. Avons-nous perdu le sens de lhistoire ?
Avons-nous oublié ? Le véritable danger, cest la propagande de
haine et de peur.